La maison et le monde est un récit à trois voix qui s’inscrit dans le cadre d’une situation historique bien précise : le Bengale sous la domination anglaise. Les personnages donnent tour à tour leur point de vue sur les événements politiques et sur leur vie privée. Il s’agit de Nikhil, le rajah, Bimala, sa femme et Sandip Babu, l’ami de Nikhil. Le couple, après neuf années de mariage, a trouvé une certaine stabilité. Bimala est une femme au foyer invisible. Elle est la servante de son mari et, comme toutes les épouses en Inde, elle s’accommode de sa belle-famille qui vit avec eux, supportant les conflits, surtout avec sa belle-sœur qui la harcèle de sa jalousie.
Tout change lorsque Sandip Babu vient s’installer chez eux et s’éprend de son hôtesse. Sandip est à la tête d’un mouvement très actif à l’époque, le swadeshi, qui lutte pour l’indépendance de son pays et qui boycotte tous les produits britanniques. Extrémiste intraitable pour ceux qui ne partagent pas sa cause, il pense que tout ce qui est grand est cruel. « Ceux qui désirent de toute leur âme et jouissent de tout leur cœur, ceux qui n’ont ni hésitations ni scrupules, voilà les élus de la Providence. » Tel est son credo. Pourtant, vis-à-vis de Bimala, le révolutionnaire intransigeant est troublé et fait preuve de faiblesse. Il en est désolé pour son ami mais il n’hésite pas à demander à Bimala de soutirer de l’argent à son mari pour éliminer les musulmans du pays. La femme reste pour lui un être inférieur qui doit soumission à l’homme.
Bimala, de son côté, ne résiste pas à son charme même si elle est tiraillée entre les convenances et cette passion qu’elle sent poindre. Pour la première fois, la femme effacée défend ses idées. Près de Sandip, elle se sent investie d’un pouvoir qu’elle ignorait. Il semble que ce conquérant lui révèle sa vraie nature, en lui faisant découvrir le monde qui existe en dehors de sa maison.
Nikhil, comme son ami, participe au mouvement nationaliste, mais il est plus modéré et il est surtout adepte de la non-violence. Il défend les produits indous, mais refuse de détruire les marchandises étrangères. Quant à sa femme, il l’a sublimée et souffre de sa perte. Il éprouve de la tristesse devant le vide de sa maison aux deux cœurs séparés. Pourtant, il la laisse libre de ses choix et ne veut pas intervenir quand il la voit s’éloigner de lui.
Par le prisme de ses trois narrateurs, Tagore fait part de ses propres doutes sur les conflits qui secouent son pays, tout en critiquant la violence qui s’installe au niveau social mais aussi dans la religion qui voit s’affronter sauvagement les musulmans et les hindous. Loin de mettre en scène des personnages manichéens, Tagore analyse avec finesse les sentiments qui se bousculent dans le cœur de Bimala, de Nikhil et de Sandip. Même ce dernier, affichant souvent une grande cruauté, se révèle un être complexe capable de sensibilité face à ses amis. Il reconnaît lui-même : « Je suis né dans l’Inde ; et le poison du spiritualisme coule dans mes veines. Même si je dénonce la folie de marcher dans l’abnégation, je ne l’évite pas toujours. » Avec Bimala, c’est une belle figure d’émancipation féminine qu’il nous offre dans un pays corseté par les traditions. Enfin, tout au long de ces pages, nous baignons dans la mythologie indienne avec de nombreuses références aux dieux et aux déesses qui ont connu le même sort que les personnages du roman.
Dépaysement assuré donc avec ce roman profondément ancré dans la vie indienne du début du XXème siècle.