Hédi Kaddour nous plonge dans les années 1920, au Maghreb, au moment où les colons se sentent investis d’une mission : « c’est très simple, nous sommes beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes, nous pensons beaucoup plus, donc nous avons le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents, et nous nous groupons pour le faire le mieux possible, nous sommes l’association, l’organisation la plus puissante du pays. » Tels sont les mots d’un membre des « prépondérants », groupe qui réunit des colons français, donneurs de leçon d’agriculture aux paysans qui cultivent leurs terres depuis toujours. La population indigène s’accommode plus ou moins bien de ce voisinage, jusqu’au jour où des Américains s’installent pour le tournage d’un film et font souffler un vent de libertinage sur la ville. La personnalité des différents protagonistes se révèle alors dans cette large fresque qui nous entraîne dans un pays sous domination française, mais aussi à Paris, capitale, comme aujourd’hui de l’art de vivre et de la culture où l’on passe des heures à discuter de révolution dans les cafés, en Alsace sur les traces des champs de bataille de la première guerre et en Allemagne où l’on commence à parler d’Hitler.
Plusieurs personnages tiennent le devant de la scène. Il y a Rania, jeune veuve dont le mari est mort à la guerre. Indépendante et rebelle, elle refuse de vendre ses terres à son voisin français. Elle ne veut pas se soumettre à son frère qui voudrait lui imposer un mari de son choix. Elle outrepasse les règles de son peuple, en parcourant le marché réservé aux hommes et aux étrangers. Elle devient l’amie de Gabrielle, journaliste parisienne qui vit librement dans un univers masculin et qui lui ouvre les portes d’un monde qu’elle ne connaît pas. Raouf, son cousin fils du caïd, lui aussi est attiré par le mode de vie occidental. Il bénéficie d’une éducation française dans la journée, mais il doit fréquenter le soir une école coranique où il apprend par cœur les sourates, ce qui lui déplaît profondément car il ne comprend pas le sens des prières qu’il psalmodie. Raouf fréquente les Américains et les Français, participe à leurs soirées et devient l’amant de l’actrice Kathryn, qui est la femme du metteur en scène. Très engagé, il participe à la première manifestation sanglante organisée par les paysans et les ouvriers agricoles. Il sert de guide à Kathryn et lui délivre les codes des traditions de son pays. Car ce roman sert aussi de prétexte à Hédi Kaddour à faire connaître ce pays qui n’est jamais nommé mais qui ressemble certainement beaucoup au sien.
Ainsi, Raouf fait découvrir le souk à son amie en lui donnant une leçon de marchandage. Il est question du cal qu’arborent les croyants sur le front et qui témoigne de leur piété, du drap teinté de sang la nuit de noce, gage de virginité de la mariée. Hédi Kaddour insiste sur le poids de la tradition qui pèse sur la condition féminine. Des fillettes doivent encore subir des mariages arrangés avec des vieillards. Avant de connaître la domination d’un mari, l’adolescente vit sous le joug du père et du frère. L’existence n’est guère plus tendre pour les enfants orphelins qui très tôt sont obligés de travailler pour survivre.
Hédi Kaddour raconte l’éveil des consciences dans ce pays d’Afrique du nord encore sous l’hégémonie française. Il écrit le roman d’une période où les bases de la société maghrébine vacillent sous les influences étrangères. Certains sont prêts aux bouleversements qui s’annoncent, d’autres restent prisonniers des habitudes séculaires qui les font hésiter. L’auteur met en scène de nombreux personnages. Trop peut-être, car ce roman touffu devient confus avec ses trop nombreuses histoires et ses va-et-vient d’un pays à l’autre. Trop de dispersion pour rester attentif à ce récit pourtant très riche et instructif.