Bréga-Vieil, une commune rurale, connaît une existence « douillette et confortable », dans un pays nommé Le Royaume. Ses habitants s’inquiètent simplement pour les futures récoltes, se querellent pour des problèmes de voisinage tout en s’adonnant à des rituels religieux toujours là pour nourrir la bonne conscience générale. Pourtant un « grand péril » menace de venir troubler cette vie léthargique. Le narrateur, qui travaille à la Chambre des Cadastres et qui aime se rendre sur le terrain pour traiter des histoires de partage auprès des « pauvres gens de la terre », décide de quitter cet engourdissement et de porter secours à une ville assiégée située à la frontière. C’est son cheminement que nous suivons et, durant son parcours, se déroule sous nos yeux une série de paysages qu’il nous fait découvrir dans leurs moindres détails et dans toute leur beauté. Il y a du Thoreau et du Giono dans l’évocation des montagnes, des bois, du lac, de la mer et des espaces désertiques qu’il décrit. Le narrateur nous fait goûter les divers moments de la journée que lui offre la nature, depuis les matins vaporeux quand la campagne s’éveille à la vie, jusqu’aux couchers de soleil apaisants et libérés des grosses chaleurs de la journée. Il vit en parfaite osmose avec le monde qui l’entoure : « Je passais là, marchant, sautant, escaladant, m’allongeant à plat ventre pour boire aux torrents dans le gazon frisé des carottes sauvages ce que j’appelais mon heure glorieuse : pleine d’eaux broyées et de bruits de source, d’aboiements, du caquètement des buissons farcis de couvées neuves, de coqs de roche qui partaient entre les troncs dans un giflement d’ailes. » Même en plein combat, cherchant un abri pour se protéger, il reste sensible aux plus petits tressaillements d’herbes dans lesquelles il rampe et communie avec la rainette, la couleuvre ou le martin-pêcheur qui croisent sa route.
Même si une catastrophe est imminente et s’il doit affronter la mort douloureuse d’un de ses compagnons, il sait apprécier les nuits à la belle étoile où l’inconfort accueillant d’une cabane à la lisière de la forêt. Il traverse des hameaux abandonnés et parfois incendiés, il rencontre des vagabonds qui survivent comme ils peuvent, des femmes qui errent et qui se donnent humblement, sans contrepartie, des cadavres enterrés au bord de la route. Pourtant, dans ce décor de fin du monde, les moments de bonheur sont quand même présents. Dans un village en bord de mer, il prend du plaisir à participer à la vie simple des pêcheurs. Il ne dédaigne pas les chaudes ambiances des repas de chasseurs où le sang se mêle au vin dans une eucharistie d’union virile. Il partage la couche d’une comédienne proposant des spectacles à la ville en danger. Il rend d’ailleurs hommage à la vie rustique des forestiers qui, loin d’être résignés, se consacrent à leurs tâches quotidiennes sans se laisser envahir ni par la peur, ni par l’acceptation passive de leur état d’assiégés.
A côté de cette atmosphère bucolique, la guerre est bien là avec les coups de feu qui déchirent la nuit, la déambulation des charrettes militaires sur les sentiers cahoteux, la fumée noire d’un feu de camp qui s’élève dans le ciel, le remue-ménage d’une bourgade prise au piège de l’assaillant, le tocsin qui résonne dans le lointain, le galop désordonné des animaux affolés, les cris de terreur des humains, l’exécution sommaire des prisonniers et aussi la lourdeur du silence qui ne présage rien de bon.
Même si les lieux sont nommés, ils restent indéterminés et l’époque n’est pas précisée. Pourtant, ce texte traite de thèmes intemporels comme la beauté de la terre telle qu’elle est aujourd’hui photographiée par Sebastião Salgado et les horreurs de la guerre qui sévissent encore de nos jours où les décapitations sont toujours d’actualité. Les sujets chers à l’auteur sont repris dans ce texte posthume et inachevé : le déclin d’une civilisation, l’attente d’une invasion barbare, la route avec les découvertes que la marche propose et surtout la présence des paysages qui varient suivant les saisons et que l’ancien professeur de géographie qu’était Julien Gracq se plaît à décrire avec minutie et avec toute sa sensibilité.
Il n’y a pas d’intrigue particulière dans ce récit écrit dans une langue exigeante qui demande une lecture attentive. Le style de Julien Gracq est dense, avec des phrases longues, entrecoupées de parenthèses et de mots et de propositions entières entre tirets. Des métaphores filées et de nombreuses énumérations ralentissent la narration. On bute parfois sur des termes rares et abstraits. Il ne faut pas se perdre dans le cours sinueux de la phrase. Mais une fois qu’on a trouvé le rythme et que l’on est entré dans l’univers de l’auteur, on se laisse emporter avec bonheur par son écriture poétique.